Comme on aurait un peu trop facilement tendance à le croire, Jean-Pierre Léaud, né le 5 mai 1944 à Paris, n'a pas fait ses débuts de comédiens dans Les 400 coups. Fils de la comédienne Jacqueline Pierreux (Les démons de l'aube) et du scénariste Pierre Léaud (Scandale), le gamin avait fait une courte apparition dans le film de cape et d'épée La Tour prends garde ! Deux ans plus tard, en bon collégien dissipé (de 6 à 14 ans, il change douze fois de pension !), Léaud répond à une annonce parue dans France-Soir : c'est un casting organisé pour le premier film du critique François Truffaut, Les 400 coups. Jean-Pierre envoie une photo, se retrouve convoqué avec une centaine d'autres candidats et se révèle stupéfiant de naturel au cours d'une séance d'essais devenue célèbre depuis. Jean-Pierre Léaud hérite donc, à 14 ans, du personnage d'Antoine Doinel, héros turbulent et malheureux d'un premier film sur la jeunesse buissonnière (la même qu'avait vécue Truffaut), qui fait immédiatement date dans l'Histoire du cinéma français. Avec Truffaut, la rencontre débouche sur une amitié indéfectible, une relation quasiment père-fils qui s'installe durablement à l'écran, fonctionnant sur le principe du personnage-miroir. Léaud retrouvera ainsi régulièrement le réalisateur ainsi que son personnage fétiche, qui grandit et vieillit à travers une France en pleine mutation économique. Premiers émois amoureux dans Antoine et Colette (un sketch du film L'amour à vingt ans), première liaison sérieuse dans Baisers volés (1968) l'installation dans la vie active dans Domicile conjugal (1970) et enfin la crise du couple dans L'amour en fuite (1978)... En attendant, Jean-Pierre Léaud est le phénomène du Festival de Cannes 1959, où Les 400 coups est porté en triomphe. Jean Cocteau, juré sur ce même festival, engage immédiatement le jeune prodige sur le tournage du Testament d'Orphée. L'année suivante, Julien Duvivier en fait un titi gouailleur qui passe son temps sur les toits de Pigalle dans Boulevard, et à 16 ans, Léaud, qui développe un profil de jeune homme tourmenté, la mèche en bataille, devient la coqueluche, l'acteur fétiche entre tous de la Nouvelle Vague française. Outre ses compositions en Doinel chez Truffaut, Godard l'emploie comme assistant (sur Une femme mariée et Pierrot le fou), mais le fait aussi tourner (il est un maoïste révolutionnaire dans La Chinoise et un militant contre la guerre du Vietnam dans Masculin féminin). Jusqu'à Détective en 1984, Léaud et Godard tourneront au total huit films ensemble. Léaud expérimente beaucoup en ce début des années 70, où il se confine à un cinéma d'auteur extrêmement exigeant, devenant malgré lui une figure culte du cinéma plutôt qu'un acteur véritablement populaire. Sa diction hachée, ses tics (il se passe toujours nerveusement la main dans les cheveux) agacent nombre de spectateurs, mais fascinent ceux qui reconnaissent en lui le paradoxe d'une société qui se cherche politiquement, se nourrissant d'expériences lointaines. Car Léaud est un grand voyageur du cinéma : outre qu'il tourne dans le sombre Porcherie de Pier Paolo Pasolini, il part au Brésil tourner des pamphlets révolutionnaires (Le lion à sept têtes, Les héritiers), revient en France pour incarner, sous la direction de Truffaut, un jeune bourgeois dilettante dans Les deux Anglaises et le continent, donne la réplique à Marlon Brando dans Le dernier tango à Paris, devient un cowboy des garrigues dans Une nouvelle aventure de Billy le Kid... La révélation suivante, il la doit à Jean Eustache, qui l'avait dirigé, quelques années auparavant, dans Le père Noël a les yeux bleus et qui, dans l'emblématique La maman et la putain, lui confie le rôle d'Alexandre, jeune oisif germanopratin qui s'organise une vie de couple à trois en toute liberté. Truffaut lui offre alors le rôle du jeune premier Alphonse dans La nuit américaine, qui sera l'un de ses derniers films visibles avant dix ans, si l'on excepte L'amour en fuite. Car de 1975 à 1985, Léaud se contonne, un peu malgré lui et au gré d'un caractère réputé difficile par les réalisateurs, à un cinéma d'auteur quasi-underground, des œuvres de Bernard Dubois (Les lolos de Lola, Parano), à quelques films italiens restés inédits. A partir de 1985, une génération de cinéastes le redécouvre, et après quelques films d'auteur (Corps et biens de Benoît Jacquot, L'île au trésor de Raoul Ruiz), il joue les utilités de seconde zone dans des films plus commerciaux (Les keufs, La couleur du vent). Seul Aki Kaurismäki, le Finlandais pince-sans-rire, trouve en lui l'interprète idéal, figure sombre et mutique qui cherche à se faire tuer dans J'ai engagé un tueur. Philippe Garrel en fait un comédien blessé à la recherche de l'amour dans La naissance de l'amour, Assayas un réalisateur fiévreux réalisant un remake des Vampires de Feuillade dans Irma Vep, Lucas Belvaux un mari trompé dans Pour rire !, Serge Le Péron un juge d'instruction pris dans un engrenage passionnel dans L'affaire Marcorelle... Ses airs taciturnes, son regard lourd, tout ce vécu de comédien culte permettent à l'acteur de trouver des personnages forts, même si, une fois encore, bien loin des circuits commerciaux. Outre qu'il redevient réalisateur (de films pornos cette fois) sous la caméra de Bertrand Bonello dans Le pornographe, le cinéaste taïwanais Tsai Ming-liang lui rend un émouvant hommage dans Et là-bas, quelle heure est-il ?, au gré d'une courte scène dans un cimetière. Que de chemin parcouru depuis le gamin gouailleur des 400 coups !
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